78ème jour de navigation : Thérèse découvre le théâtre à 81 ans
Il est 7h du matin à Foug, la péniche Adélaïde largue les amarres après quatre jours de représentations. Thérèse 81 ans est sur le quai, appuyée sur ses deux cannes, elle sourit et agite sa main en signe d’au revoir. Thérèse a assisté à tous les spectacles de la compagnie Demain il fera jour, à tous les concerts de l’Ensemble Faenza, toutes les animations de ce weekend ; sa fille la déposait avec son petit pliant à 10h le matin et revenait la chercher le soir. Alors ce matin elle s’est levée à 5h, a pris ses deux cannes, a marché ses deux km (ce qu’elle n’avait plus fait depuis la mort de son mari il y a cinq ans!) pour venir voir partir la péniche-spectacle ! Elle ne voulait pas manquer cet au revoir après quatre jours de bonheur : « le théâtre, quelle découverte ! J’ai attendu 81 ans et demi pour goûter à ce bonheur. Ce matin je me sens pleine de courage, pleine de vie, pleine d’espoir, je vais faire des travaux dans ma maison, je vais sortir. Vous avez été mon rayon de soleil ! Et je vais demander à ma fille de m’emmener au théâtre à Toul. »
À petits pas comptés Thérèse suit la péniche jusqu’à la première écluse, on lui donne à boire car elle est partie aux aurores à jeun, » le cœur à la main » comme elle dit. Nous la laissons reprendre son souffle à l’ombre de l’unique arbre. Il est 8h et le soleil tape déjà dur ! C’est jour de canicule, c’est lendemain de spectacle. Mais l’écluse est éclusée…. Cette fois il faut se quitter ! Thérèse verse une petite larme. J’espère que sa fille la conduira au théâtre à Toul….
86ème journée de navigation : Le théâtre ça devrait être remboursé par la sécurité sociale !
A Einville au Jard, la péniche Adélaïde donnait une représentation de théâtre. Josette, Odette et Michèle se sont mises sur leur trente et un ! Elles ont décidé de sortir « entre filles » et d’aller à la péniche ! Elles ont choisi avec soin leur place, à elles trois elles occupent allègrement une banquette de quatre personnes. La poitrine avantageuse, le fessier généreux, elles en vérifient le confort. Elles sont agréablement surprises par les lieux. C’est la première fois qu’elles montent sur une péniche, c’est la première fois qu’elles vont au théâtre. La scène leur convient, la visibilité dans cet espace légèrement gradiné leur convient, l’éclairage feutré des guirlandes leur convient. Elles s’expriment à large voix, heureuses d’être là. Le noir se fait après les présentations culturelles d’usage. Et lorsque les feux de la rampe s’allument c’est un épouvantable clochard qui apparait. Avant que le public ait le temps de réaliser quelle est cette apparition, un phénoménal « fait chier ! » jaillit de la scène. L’effet est saisissant ! Enorme, et la réaction qui suit tout autant. Josette, Odette et Michèle éclatent d’un rire tonitruant suivi de hoquets tout aussi démesurés. Chez les spectateurs libérés par la santé communicative de Josette, Odette et Michèle (stupéfaites de ce qu’elles sont en train de vivre) le rire est là, les exclamions, quelque fois même un son sourd qui ressemble à un grognement. Sur scène, on parle d’eux, de leur vie. Une galerie de héros ordinaires : clochard, jeune cadre, paysan, gendarme, voyou, tentent de trouver une marge de manœuvre pour changer le cours de leur vie. L’acteur, magnifique dans sa démesure, me fait penser à Philippe Caubert, la même énormité sans vulgarité, la même humanité. Il y a quelque chose d’indescriptible qui se passe : du vrai théâtre, un échange démesuré entre un acteur (magnifique Vincent Clergironnet), un texte (toujours du magnifique Vincent Clergironnet) et une petite communauté de spectateurs assis au fond d’une cale de péniche (à la bonne température !) Peut-être est-ce cela la catharsis?
En sortant, sur la passerelle, Josette, Odette et Michèle toutes rouges d’émotion, la mine radieuse, nous remercient : « Epatant! Plus besoin d’antidépresseur avec des soirées pareilles ! C’est ça le théâtre ?… Eh bien, ça devrait être remboursé par la sécurité sociale ! »
109ème jour de navigation : Le théâtre, ça a été une belle rencontre, on peut pas dire autrement !
Dès l’ouverture des festivités à Harskirchen, Danièle est là ! C’est une petite femme potelée de 51 ans, employée aux impôts. Elle est venue voir la péniche avec ses souvenirs, ses origines, ses albums photos, ses vieilles cartes postales, les actes de ventes des terres de ses aïeux pour la construction du canal des Houillères de la Sarre remontant à 1863 ! Et aussi une énorme envie de parler, de raconter, de « se dire ». Danièle montre la lourde bâtisse qui borde le canal à la hauteur du pont en face de la péniche. « C’est mon arrière-arrière-grand père qui a construit l’auberge ! -Ses yeux brillent de fierté-. Une auberge, restaurant, foin et cordage. » Danièle parle des péniches, de son père, de ses oncles, de la guerre, des guerres, des Français, des Allemands. Il semble qu’elle n’aura jamais assez de temps pour tout raconter. Danièle n’est jamais allée au théâtre mais elle chante dans une chorale. Pour une fois que le théâtre vient jusqu’à devant chez elle ! Elle n’aurait manqué ça pour rien au monde. Son fils n’a pas pu venir, il a douze ans, son père a dit, du théâtre c’est pas pour les hommes! –« Il a bien eu tort parce que je me suis régalée ! Dans la pièce « Monsieur Cochon » s’était « Monsieur Macron », du pareil au même ! C’est pour ça que j’ai applaudi. »
Danièle ne nous a pas quittés facilement. Le jour du départ, à 7h, elle est là sur le quai. A l’écluse où nous la laissons avec son fils, elle retient ma main : c’est trop triste de se quitter. … Et à l’escale suivante à Xouaxange une bourgade située à une quarantaine de km, qui est là ? Danièle ! Elle est là à nouveau. Elle tient fièrement deux bouteilles d’eau dans les bras. » J’ai apporté de l’eau, je me suis rappelée que vous aviez dit que l’eau était quelque chose de précieux à bord ! » Trop mignonne ! Elle a apportée aussi deux sachets de lavande allemande !
Et c’est au premier rang qu’elle prend place. Son petit rire réjoui accompagne les acteurs tout le long de la représentation (la ferme des animaux par la très bonne Compagnie des Ombres du soir) anticipant souvent les effets, les bons mots, les coups de théâtre…. Entraînant avec elle les spectateurs de tout âge…..
22h, il est tard, Danièle quitte le bateau : « cette fois-ci on se quitte pour de vrai! Ne m’oubliez pas –dit-elle les larmes aux yeux- le théâtre, ça a été une belle rencontre, on peut pas dire autrement ! »
110ème jour de navigation, Gilbert l’éclusier : L’Opéra faut aimer ça ! Moi j’ai aimé !
Dès que la péniche est amarrée, Gilbert franchit la passerelle. Il inspecte, il visite le bateau de long en large, puis il repère un livre qu’il consulte avec minutie : Paris Berlin Prague en péniches, avec de nombreuses photos de la tournée de la péniche Opéra de Paris à Prague. « Une merveille ! Je voudrais acheter ce livre. Je collectionne les livres sur les bateaux. J’ai été éclusier pendant trente-deux ans à l’écluse là juste à côté, la 17 ! J’en ai vu passé des bateaux, j’en éclusais jusqu’à douze par jour et ici il y avait plus de quarante péniche en attente ! Quelle misère, aujourd’hui plus une seule péniche : « la dévastation » Vous êtes la seule péniche que j’ai vue cette année ! » Gilbert parle parle parle, raconte ses souvenirs, ses amis passés, du temps où son village était en pleine prospérité. « J’ai déjà vu passer votre bateau mais je suis jamais allé au théâtre, à l’opéra encore moins ! L’opéra non, j’aime pas, c’est pas pour nous ! Mais je respecte, je respecte ! Enfin si ma femme veut bien… peut-être… on viendra… »
Et le soir après la représentation, enthousiaste, il descend la passerelle et parle, parle, parle : « C’était bien l’opéra ! Voir les gens d’aussi près dans ce petit espace, on pouvait voir la chanteuse en plan serré. Chacun pouvait sentir bouger ses lèvres et trembler ses paupières. J’avais l’impression que je pouvais toucher sa voix, j’avais l’impression qu’elle me caressait… enfin c’est ce que j’en dis ! Mais faut aimer ça ! Moi j’ai aimé !
Le soudeur, Mathilde sa fille et le clavecin
A l’avant du bateau un papa a repéré un rivet brillant sur la surface polie de la tôle et explique à sa fille Mathilde comment on soude un rivet. « On chauffe son extrémité et une fois qu’il est bien rouge on le glisse dans le trou qui relie les deux tôles. On frappe alors son extrémité qui s’écrase. En refroidissant le rivet se dilate et serre les deux tôles ensemble. » C’est un soudeur à l’accent d’Europe Centrale qui travaille maintenant la soudure sur du matériel industriel. Il n’est jamais allé au spectacle, mais sa fille âgée de huit ans fait du piano. « Est-ce qu’elle pourrait jouer un morceau sur le piano ? » Le piano est un clavecin installé sur la scène de la péniche pour l’opéra qui sera donné le soir. Mathilde n’a jamais vu ni entendu de clavecin, son père non plus. Sans dire un mot, elle s’assoit devant l’instrument, pose ses petites mains sur les touches et sursaute au premier son. Encouragée par la claveciniste, elle reprend d’abord avec un doigt puis peu à peu se laisse apprivoisée et joue son morceau en entier. Puis toujours en silence, elle se lève et va inspecter les cordes. Elle restera là penchée sous le couvercle de l’instrument pendant tout l’accord de l’instrument. Le soir, elle est revenue assistée à la représentation ; elle s’est installée au premier rang avec sa petite sœur de 5 ans. Elle a assisté à l’opéra sans bouger comme sidérée, les deux mains sur les genoux. A la fin elle a dit à son père : « Il est beau ce piano ! J’aimerais bien en avoir un comme ça ! ».
Philippe, le meunier : On peut pas être au four, au moulin et au théâtre en même temps !
Philippe a soixante ans, il est le meunier de Harskirchen ! Oui un vrai meunier avec un vrai moulin sur la Sarre ! C’est lui qui approvisionne son village et les environs en farine. Dans sa famille on tient le moulin depuis 1713. Un magnifique moulin qui fonctionne à l’ancienne avec l’eau de la rivière. C’est un petit homme sec avec une mine futée de petite fouine. Quand on est dans son moulin on se croirait dans une boite à bijou, tout est astiqué, poli, patiné par son chiffon, ses brosses, son encaustique et l’usure du temps. Les cuivres reluisent les sangles de cuir brillent. On entend le bruit de la roue à eau qui actionne tous les engrenages, ceux qui meulent, ceux qui tamisent, ceux qui brassent, ceux qui ventilent, sur quatre niveaux de planchers en bois ! Avec ces courroies, ces escaliers, ces cordages, ces poulies qui passent d’un étage à l’autre, on se croirait dans un théâtre à l’ancienne au milieu des cintres. Dans la ferme qui jouxte le moulin, le four est allumé pour les tartes flambées « flammekueche » de la soirée. Car outre le moulin, Philippe le meunier, tient aussi une auberge ! « La péniche il faut que je voie ça ! » Philippe le meunier abandonne son four et son moulin pour trois quart d’heure. Ce qui l’intéresse sur la péniche c’est son moteur, son poste de pilotage, et en caressant le macaron vernis de la marquise du bateau, il conclut sa visite en disant : « c’est comme chez moi, du bois vernis, des escaliers, des engrenages et de l’eau !…. » Mais quand on lui demande s’il viendra au spectacle : « Non ce soir je n’irai pas au spectacle « on peut pas être au four, au moulin et au théâtre en même temps ! »
Culture et Agriculture par Marco Horvat
Les « Salons de musique » de l’ensemble Faenza, pendant lesquels nous évoluons au milieu du public, dialoguons et plaisantons avec lui, le prenons par la main pour une promenade dépaysante sur les chemins sinueux de la poésie et de la musique baroque suscitent bien souvent l’émerveillement.
Dans l’atmosphère intime et chaleureuse du bateau transformé pour une soirée en « ruelle » (salon) du Grand Siècle, dans une lumière tamisée par les reflets de l’eau qui se déversent à travers les hublots, les instruments anciens – théorbe, guitare baroque, basse de viole, épinette, vièle, posés sur les tables et les guéridons – font entendre un à un leurs voix mystérieuses et singulières. Le « Salon de musique » de Faenza a ceci de particulier que nous – interprètes –découvrons le spectacle en même temps que le public, le programme de la soirée étant tiré aux cartes !
Il est rare que cette expérience – véritablement immersive – laisse indifférent, d’autant que, pour de nombreux spectateurs, il s’agit d’une véritable découverte de la musique et de la poésie baroques, quand ce n’est pas la première fois qu’ils se rendent à un concert de musique dite « savante ». Dans presque tous les cas, jamais les artistes n’ont été si proches, les voix tellement « à fleur de tympan » !
Les spectateurs s’attardent bien souvent pour partager leur ressenti avec nous. Celui d’une famille d’agriculteurs des alentours de Vitry-le-François nous a particulièrement touchés. Si les trois générations venues ce soir-là participer à un Salon de musique sur la péniche Adélaïde sont sensibles à la musique, seule la dernière la pratique. Ils ont l’habitude du concert mais c’est la première fois qu’ils entendent de la musique ancienne et c’est avec beaucoup de naturel et plus encore d’émotion qu’ils continuent, après le spectacle, le dialogue amorcé pendant la soirée.
On ne lésine pas sur la dépense : le champagne – les vignes ne sont pas loin – va vite finir de délier les langues. On se découvre – malgré le fossé imaginaire qui sépare le monde de la culture de celui de … l’agriculture – bien des affinités, bien des préoccupations communes. Celle de l’écologie, d’abord, de l’indispensable souci de la préservation des sols, qui est si proche de celui de la préservation des cerveaux et des cœurs. Celle de propager et de partager la musique sur des territoires peu irrigués par les grands flots culturels urbains : dans les banlieues, en territoire rural. On parle de se retrouver, peut-être à l’occasion du prochain spectacle de Faenza sur la péniche, quitte à parcourir en voiture les soixante kilomètre supplémentaires que l’Adélaïde aura parcourus d’ici là.
Ces rencontres de fin de concert sont souvent fugaces et sans suite, malgré l’authenticité des émotions partagées, et l’idée de se revoir fait le plus souvent long feu mais, dans ce cas, les belles paroles furent suivies d’effet et, deux semaines plus tard, la famille était au rendez-vous, augmentée de quelques membres. Nouveau tirage de tarots, nouvelles cartes, nouvelles émotions, nouveaux partages à l’issue du spectacle.
Entretemps, les rêves ont eu le temps d’être ruminés, réfléchis, examinés. Je n’ai jamais lâché celui de créer un « salon » permanent, ancré sur un territoire et une population, ouvert, où les gens pourraient se rencontrer non seulement pour entendre de la musique mais pour y vivre bien d’autres expériences conviviales. La famille d’agriculteurs, elle, a toujours voulu enrichir son activité d’une ouverture sur la culture. Qui sait si ces deux utopies – ô combien réalisables ! – ne pourraient se recouper, s’épauler l’une l’autre ? Si ce moulin du XVe siècle encore à restaurer, aux environs de la ferme familiale, ne pourrait être inauguré par un « Salon de musique » de Faenza et, de fil en aiguille, créer sur ce territoire une dynamique, un élan, où l’agricole et le culturel donneraient enfin au mot agriculture le sens qu’il pourrait, devrait avoir ?
L’avenir le dira !
Marco Horvat, Ensemble Faenza