Utopopolis est le nom d’une péniche
Toutes les péniches s’appellent « La ville de Bruges », ou « La ville de Nogent »
« Utopopolis », c’est « la ville de Nulle-part ».
Théâtre ambulant, elle promène de ville en ville (polis)
un lieu imaginaire (utopia).
On y joue une pièce qui parle de la vie de la cité (polis)
et des rêves de ses citoyens (Utopie).
C’est une pièce « policière » sur un drame de la drogue (utopie)
Elle commence par un « non-lieu » (u-topos)….
UTOPOPOLIS, écrit pour la péniche : opéra ambulant ?
On ne pouvait rêver spectacle plus fondateur pour ce qui allait devenir « la compagnie d’expression musicale et d’opéra vivant dite Péniche Opéra » Claude Prey a tout dit, tout prédit, tout déterminé en tous cas. Notre histoire aura bien été celle de toutes les utopies inscrites au cœur de la cité… surtout celles mêlant théâtre et musique. L’utopie -ce qui n’existe nulle part et à quoi on rêve tous-
Ce « navire d’eau douce » que nous avions transformé avec Jean Paul Farré en théâtre, agissait déjà sur le public et sur nous-même de façon magique. C’était déjà un espace lyrique, lié à la nature, aux éléments : l’eau, la pluie, le vent, le soleil…
Et si nous montions un opéra à la Péniche ?
La péniche Opéra !
C’était à la fois une joyeuse provocation, mais aussi l’aboutissement de « cette envie de musique » que nous partagions depuis la création de la Péniche Théâtre en 1975. Une musique « du » spectacle, une musique-spectacle, une musique-théâtre ….
Et c’est ainsi qu’en 1980 avec l’aide, d’Ivan Mathiakh, nous sommes partis à la « chasse au compositeur », un compositeur qui écrirait pour la péniche.
Nous l’avons trouvé il s’appelait Claude Prey.
Pourquoi une intrigue policière ?
Le « polar » c’est l’expression lyrique de la ville. J’aime la ville, ses monstruosités et les drames qu’elle engendre.
Un opéra-policier ? Pourquoi pas !
Un opéra qui parlerait de nos villes, de nos utopies, de nos drames, de nos fantasmes, de nos esthétiques.
Ce projet est devenu une aventure.
Le résultat sera peut-être trop riche, ou brouillon, ou encore mal équarri car nous nous sommes jetés dedans avec un appétit sans mesure.
Notre péniche porte bien le nom d’UTOPOPOLIS, ce lieu où viennent se frotter les grandes lignes de forces qui traversent notre époque : nos cultures (rock, folk…) nos politiques, nos désirs de voyage, d’errance ; nos jeux du XXIème siècle, nos utopies d’aujourd’hui et de demain, nos combats, notre violence.
J’ai écrit ce texte en 1980. Aujourd’hui, 35 ans plus tard je pourrai écrire le même. Et, en 2014-2015 le diptyque Woyzeck que nous avons créé reprend mot pour mot ce projet autour de la ville, aujourd’hui, avec ses fantasmes, ses violences et ses utopies. La péniche Opéra aura été pendant 35 ans ce «bateau de nulle-part », cet opéra ambulant, qui promène de ville en ville un lieu imaginaire, où l’on chante des pièces qui parlent de la vie de la cité, des rêves de ses citoyens.
Le résultat de ces 35 ans est peut-être trop riche, trop brouillon, mal équarri car nous nous sommes jetés dans cette aventure avec un appétit sans mesure mais il témoigne d’une vitalité, d’une curiosité, d’une volonté de « désencombrer l’horizon pour mieux connaitre l’avenir du présent » que je n’ai rencontrée nulle part ailleurs.
Ma rencontre avec la musique s’est faite sur un grand « malentendu ».
C’est Ivan Mathiack, ténor de son état, qui en 1978, alors qu’il jouait Jack O’Brien dans le Mahagonny que nous avons créé avec Antoine Duhamel au Théâtre Gérard Philippe à St Denis, qui m’a conseillé d’aller à la rencontre de Claude Prey : – « tu vas voir, c’est un type complètement fou ! Il va te passionner ! demande lui de t’écrire quelque chose ! C’est là que tu dois être ! » Je suis donc allée voir Claude Prey dans son petit appartement sous les toits rue de la Huchette qui donnait sur le clocher de l’église St Séverin. Un bel homme, grand, fin élégant, charmant, avec quelque chose de Tati mais en plus distingué et en plus rieur. Rieur n’est peut-être pas le mot juste car son expression était plus proche de la malice et de l’espièglerie que de la franche rigolade, néanmoins, Claude avait l’humour, l’ironie, le calembour même, à fleur de peau et maniait le deuxième degré comme nul autre. Le coup de foudre fut immédiat et dura jusqu’à sa mort en 1998. Je ne comprenais pas souvent ce qu’il me disait mais je parvenais à le suivre dans ce nouveau territoire qu’ils étaient plusieurs à défricher : le théâtre musical. Je lui passai donc ma première « commande » et le malentendu arriva ! Il n’était pas mince ! Il avait écrit une pièce de théâtre et j’attendais un opéra ! Il avait pensé que la commande venant d’une femme du théâtre portait sur une pièce, j’avais pensé que la commande s’adressant à un compositeur serait naturellement un opéra ! Toutes les répétitions consistèrent à nous mettre d’accord. Chaque note de musique fut arrachée et chaque coupure de texte négociée pied à pied. Entre la création à Lyon et la reprise au Festival d’Avignon, le spectacle n’avait plus rien à voir. Ni théâtre, ni musique : on était vraiment avec une partition de « théâtre musical ».
J’aime quand Claude dit dans une interview : « … je peux affirmer qu’il y avait une harmonie préétablie entre l’idée de Mireille et ma préhistoire » et un peu plus loin : « j’ai voulu aussi, ce doit être mon côté esthétique de la négation, que les airs soient des chansons, et que ce soient les chansons qui parlent. … J’ai constaté que dans le théâtre musical comme dans l’opéra, il n’y a pas véritablement dialogue : ressentant cette privation, je me suis dit que c’était le moment de lutter contre ce manque surtout dans un théâtre quotidien, au fil de l’eau…. Ici, j’ai cherché le dialogue dans ses mécanismes les plus abstraits, et j’ai senti que la relation policière, de I ‘interrogateur et du suspect était exemplaire dans ce domaine du mécanisme. Je me suis mis en quête d’une histoire vraie, tout à coup je me suis dit : mais j’ai lu quelque chose dans le journal de vendredi dernier, pourvu que je ne l’aie pas jeté ! D’où la structure : le joueur de guitare à l’ancienne, ex-mai 68, et les deux rockers, des lycéens de bonne famille. Discrimination musicale et probablement sociologique : c’était presque trop beau, cette action musicale pour circuits fermés avec clins d’œil obligés. »
Et à la question Comment voyez-vous l’évolution du théâtre musical ? , j’adore la réponse de Claude Prey, où l’on retrouve toute l’intelligence et l’humour du personnage : « Dans les années soixante, malentendu : on appelait théâtre musical ce que faisait Kagel dans le cadre du concert, et ensuite Ligeti et bien d’autres. Cela devrait s’appeler autrement : comme dit F.B. Mâche qui le pratique aujourd’hui, mais on ne l’admettait pas. Regardez par exemple des contrats de pianiste, on spécifiait : défense de se couper les cheveux ! Le pianiste, l’exécutant est un personnage, que l’on fige dans un statut d’acteur, mais à qui on interdit de jouer comme acteur. Avec Kagel aussi, on s’est aperçu qu’il y avait ce contenu, mais on n’avait pas encore le droit d’en rire, parce que Boulez vous aurait fait sortir de la salle. Un jour, comme Boulez était absent, Kagel a dit aux auditeurs : «vous pouvez y aller, si ça vous paraît drôle». Alors on a ri. Même processus pour Ligeti : dans les Aventures, pas le droit de rire, dans les Nouvelles Aventures, permission accordée (en attendant la suite : «si vous ne riez pas, sortez»). Pour moi, j’ai écrit une vingtaine de pièces que j’appelle opéras, et il n’y en a pas deux semblables. J’aime bien m’opposer : au théâtre qui n’est pas musical, à la musique qui ne serait guère théâtrale, à l’opéra en général, à ce que j’ai écrit six mois plus tôt. . . Parfois je travaille sur du papier blanc où je trace des portées, parfois sur du papier rayé d’où j’enlève des portées qui, ce jour-là, ne serviront plus. En tout cas, dans l’opéra, il y a des paramètres qui manquent cruellement ; le théâtre pratiqué est en général réaliste, conventionnel, le chant en remet, et pour comble de bonheur, l’orchestre est dans la fosse. L’auteur de théâtre musical essaie de remettre cette immobilité en cause.
Mireille Larroche, 1 Octobre 2015